30/11/2022

Gérer ses biens jusqu’à la fin

Entretien – Transmettre ses biens matériels est un acte crucial dans chaque itinéraire personnel comme dans chaque histoire familiale.

Transmettre ses biens matériels est un acte crucial dans chaque itinéraire personnel comme dans chaque histoire familiale. Pour Pierre-Yves Gomez, c’est le dernier acte d’une vie de gestionnaire de ses biens, au service du bien commun, selon le sens que la Doctrine sociale de l’Église donne à la propriété. Un moment qui requiert au sein des familles écoute et attention.

 

Pierre-Yves Gomez est universitaire, professeur d’économie politique. Il est le fondateur des Parcours Zachée pour vivre au quotidien la Doctrine sociale de l’Église.

 

Pour des chrétiens qui cherchent à être détachés de tous biens matériels, quel est le sens de la transmission ?

Précisons d’abord que les chrétiens ne sont pas attachés aux biens matériels au sens où on serait attaché par une corde ou une chaîne. Pour autant, en posséder fait partie de leur vocation de  gestionnaires des biens qui leur sont confiés. Les chrétiens n’idolâtrent pas les biens, et ils savent que ceux-ci ne remplacent pas le but que leur usage autorise, à savoir le bien commun, la justice, la
poursuite de l’œuvre de la Création, etc. Quand saint Paul nous dit : « Possédez comme si vous ne possédiez rien», il ne dit pas: « Ne  possédez pas ». Car il est réaliste, il sait qu’il n’est pas possible d’être dans le monde sans rien posséder ! La question de la  transmission prend alors tout son sens : transmettre aux générations suivantes la même capacité à agir sur la Création. On peut agir par le vrai (si on transmet un savoir), par le juste (si on transmet des valeurs), et par le beau (si on transmet une belle maison ou des objets, etc.). Léguer ses biens suppose alors de transmettre aussi une manière d’en user: si je transmets ma bibliothèque, mais que je ne transmets pas le goût de lire, cela n’a pas de sens. De même pour une belle maison sans le goût de l’esthétique ou des moments qui lui sont attachés, etc.

On peut très bien ne prendre aucune décision pour sa propre succession. A vos yeux, quelle est la responsabilité des propriétaires ?

Quand on a la prétention d’être un bon gérant des propriétés que
la Providence nous a confiées pour le bien de la Création, on doit être aussi attentif à ce que ceux qui vont en hériter en soient dignes. C’est une responsabilité fondamentale. Pour cette raison, le droit à l’héritage familial n’est pas du tout une évidence pour moi : je trouve très injuste que des enfants récupèrent des biens
sans être dignes de les utiliser pour le bien commun. Ce n’est pas
parce qu’on naît dans une famille qu’on est capable d’en user avec justice, vérité et efficacité. C’est par exemple particulièrement vrai pour une entreprise : combien d’entre elles échouent ou finissent par être dépecées parce que les héritiers n’étaient pas à la hauteur ? Il est juste de se poser la question : « Est-ce que mes enfants sont dignes de faire bon usage de ces biens ? » Dans le cadre imposé par la loi, bien sûr. Au fond, derrière cette question se pose celle de la cohérence de la famille de génération en génération. Si je ne me sens pas responsable de la qualité de mes héritiers, je termine
mal mon mandat de gérant.

Comment être juste dans la transmission, alors que beaucoup de choses ne sont pas quantifiables, comme les objets qui ont une valeur affective ?

Il y a d’abord un principe de réalité : tout héritage, quelle que soit sa valeur ou son montant, produit une perturbation dans l’ordre familial. Il est normal que cela bouscule : quand l’un hérite de la maison de famille, cela équivaut pour les autres enfants à une privatisation d’un bien qui était une propriété commune parce que familiale. Même quand il s’agit d’une simple bague sans réelle valeur, le passage de propriété du familial à l’individuel ne peut pas laisser indifférent. Il faut donc faire en sorte que cela se passe le moins mal possible, en anticipant précisément tout ce qui peut se réveiller dans les relations. On peut expliquer par exemple de son vivant pourquoi on donne ceci à l’un ou à l’autre. Si cela passe mal, on peut l’entendre de son vivant, s’expliquer et éventuellement revenir sur sa décision. Il faut pouvoir en parler tranquillement, ce n’est pas tabou : on sait qu’on va mourir, et donc que nos biens seront partagés. C’est cela, le détachement chrétien.

Les besoins des différents héritiers doivent-ils entrer en ligne de compte ?

De même qu’existe la notion du juste prix en doctrine sociale, il peut y avoir un « juste héritage » qui permette de combler une di culté, une faiblesse de l’un des héritiers par rapport aux autres. Si par exemple l’un de mes enfants sou re d’un handicap, je peux souscrire une rente à vie même s’il reçoit plus que les autres (en respectant la loi bien sûr), parce que je pense que ces biens doivent servir à l’aider. Si les autres enfants sont désavantagés, il est important de les associer à cette décision. Ce doit être aussi leur choix, comme gestionnaires futurs de ces biens.

D’une manière générale, les héritiers doivent-ils ou peuvent-ils être associés à la façon dont se transmet l’héritage ?

C’est à celui qui transmet d’endosser le choix final du partage. Il doit en discuter, mais sa décision ne sera pas le fruit d’un vote démocratique. Elle fait partie de sa responsabilité et de son destin, et c’est à lui de l’assumer. L’essentiel est que son choix soit clair et paraisse juste à ceux qui héritent. Quelque chose passe par le fait que le futur défunt assume cette répartition, qu’il va jusqu’au bout de sa qualité de gestionnaire. C’est un très bon exercice spirituel de réfléchir à sa succession, de communiquer, ou même de donner de  son vivant, parce que c’est une manière d’aborder sereinement, avec détachement, sa propre mort. Mais il y a aussi un travail préparatoire du côté des héritiers car ils doivent aussi faire le deuil de celui qui est parti. Cette bague qui était à mon père devient mienne, ce n’est anodin ni pour moi ni pour mes frères qui en seraient privés. Cela aussi se réfléchit ensemble.

Aujourd’hui, la donne de l’héritage a changé avec l’allongement de la vie. Y a-t-il un bon moment pour effectuer le partage ?

L’héritage tel qu’on le conçoit encore a été pensé pour une société où trois générations au mieux vivaient sous un même toit.  Aujourd’hui, il y en a cinq qui vivent sous des toits différents. C’est évidemment plus complexe. Jadis, lorsqu’on transmettait à 60 ans, on n’avait presque plus de besoins. Aujourd’hui à cet âge, on sait qu’on aura encore des besoins de moyens ou d’espace pendant des années, et même parfois de beaucoup d’argent pour financer le coût de la dépendance. Il y a donc une certaine prudence vis-à-vis d’un détachement trop rapide à l’égard de ses biens, qui risquerait de faire supporter aux descendants une charge non seulement affective mais aussi financière très lourde. On a donc tendance à attendre pour transmettre. Mais à l’inverse, plus on hérite tard, moins on a besoin de cet héritage pour démarrer dans la vie. Si vous me permettez une image, c’est un peu comme le roi Charles III qui hérite à 73 ans : l’essentiel est déjà derrière lui, alors que son fils est plein d’énergie et devra peut-être attendre vingt ans… De la même façon, l’évolution démographique bouleverse la notion même d’héritage. En tant qu’économiste, je ne suis pas sûr que les dispositifs actuels puissent perdurer sans aménagements.

Quels conseils donneriez-vous à ceux qui héritent ?

Être attentif au regard d’envie sur la part qu’ils n’ont pas eue. C’est  une bonne leçon dont j’ai bénéficié moi-même quand j’ai reçu un tout petit héritage à la mort de ma mère. Je me suis surpris, non pas à avoir des regards d’envie parce que je m’entends très bien avec mes frères, mais, quand même, à être remué par le partage, à l’idée que des objets appartenant à ma mère allaient être dispersés dans la famille, parfois lointaine. Il y a comme un arrachement. Comment peut-il en être autrement ? Ça révèle en nous des choses qui ne sont pas toujours claires ni belles, mais c’est un bon moyen de progresser, jusqu’au moment où nous aurons nous-mêmes à transmettre. En sens inverse, il faut faire attention aux regards d’envie que l’on peut susciter malgré soi parce qu’on donne l’impression de s’approprier certaines choses, et travailler à rendre les choses paisibles. Affrontons-les en en parlant : « Je comprends que tu peux être touché par le fait que j’ai reçu tel objet. On peut en parler ? »

Même les familles les plus chrétiennes et les mieux intentionnées connaissent des querelles d’héritages…

Absolument : je ne connais pas une famille, et parmi les plus catholiques, où tout se passe parfaitement bien, parce que la succession renvoie à la mort, à l’affection avec l’un ou l’autre, aux vieilles rancœurs, etc. Il y a systématiquement quelque chose de l’ordre du péché qui peut émerger brutalement  : envie, rancœur, querelles… Il faut en être conscient, et surtout éviter d’en faire un drame définitif bloquant les relations pendant des années, et dont on se souvient avec amertume vingt ans plus tard… C’est au contraire le moment d’être particulièrement attentifs les uns aux autres, parce qu’on se soigne, on avance, on s’évangélise quand on
reconnaît que l’on peut pécher. S’il le faut, un tiers peut intervenir, pourvu qu’il n’arrive pas avec un discours tout fait sur « le détachement », parce qu’on ne peut pas être détaché à ce moment-là ; on est justement en train de se détacher parce qu’on était attaché à une personne, à un objet, à un bien. Laissons parler les émotions pour qu’il ne demeure pas une plaie purulente qui empoisonne la famille, parfois pour des générations. Se détacher vraiment des biens matériels c’est, au prix d’un travail lucide, finir par les considérer comme de simples objets, arriver à les distinguer des relations humaines pour sauvegarder celles-ci à tout prix.

Zoom

Léguer à une personne handicapée

Un dispositif est prévu par la loi pour aider ceux qui le veulent à assurer l’avenir d’une personne qui se trouve dans l’impossibilité de subvenir à ses besoins, et pas seulement ses parents : un abattement de 159 325 euros est prévu « sur la part de tout héritier, légataire ou donataire, incapable de travailler dans des conditions normales de rentabilité, en raison d’une infirmité physique ou mentale, congénitale ou acquise ». Attention, le handicap seul ne suffi t pas, c’est l’incapacité à travailler qui doit être prouvée. Si la fratrie comprend une personne handicapée, les parents peuvent aussi se servir de la quotité disponible de l’héritage pour lui venir en aide de façon plus conséquente. Il est bon que ses frères et sœurs soient associés à cette démarche.

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